Les quatre R de Jean Rodhain
Alors que Jean Rodhain est connu comme un « manager1» efficace ayant su faire passer le Secours catholique de l’artisanat des multiples œuvres locales à l’ingénierie caritative d’une centrale internationale, il a dès le départ conçu le Secours catholique comme une entreprise pédagogique, qui forme par la pratique. Dès 1949 il écrit « le Secours est une pédagogie2 ».
Et c’est résolument vers la formation des hommes qu’il oriente l’action :
Le but premier d'une activité caritative dans l'Église, ce n'est pas la construction de cités-secours, ni la fabrication de lois sociales, ni la construction de dispensaires municipaux. Ceci est un résultat. Mais le but premier d'une activité caritative dans l'Église, c'est d'abord un travail pédagogique, un travail d'éveil à la charité, un travail d'éducation de la charité chez le fidèle et chez le païen. Et ceci ressort directement de l'évangélisation3.
Pour faire face à l’effondrement du cadre anthropologique théorique, Jean Rodhain pose un cadre pédagogique pratique, qu’il déploie dans des campagnes annuelles thématiques : les malades en 1947, les enfants en 1948, les vieillards en 1949, les détresses cachées, le logis, etc.
La prétention des campagnes comme plan d'ensemble est la suivante : ayant mieux perçu la réalité de toutes les misères, et ayant acquis les façons de les traiter, l'ensemble des "bonnes volontés" vivra en charité permanente et effective. Pour atteindre cet objectif global, la pédagogie mise en place par le Secours catholique se décompose en plusieurs volets.
Dans un article qui a fait date chez les militants du Secours, Jean Rodhain a fixé cette pédagogie de façon mnémotechnique en parlant des "4 R".
Il s'agit de « Regarder la misère », « Révéler la charité », « Réaliser contre la misère » et « Réunir les charitables4 ». Chacun de ces volets porte une fonction d’anthropologie pratique.
Regarder la misère
Chaque campagne cherche à faire ouvrir les yeux sur la misère existante. Pour l'abbé Rodhain, cette fonction trouve son modèle dans la figure évangélique du pauvre Lazare sur son escalier5. Dans cette parabole, le problème du riche n'est pas qu'il soit mauvais, c'est qu'il ne voit pas le pauvre qui est à ses côtés, il ne connaît pas sa situation.
Les campagnes doivent permettre de voir les "Lazare" qui sont à nos portes. Jean Rodhain considère que le premier but du Secours, c'est de "regarder la misère", « bouleverser par ce spectacle les gens trop tranquilles », « secouer par ce contact les consciences trop satisfaites6 », « faire connaître les situations terribles7 ».
L'outil privilégié pour que la misère proche soit regardée, c'est la fameuse "enquête" chère à la pédagogie des mouvements d'action catholique spécialisée : « L'observation exacte, l'enquête méthodique est indispensable8 ».
Chaque campagne invite à l'enquête locale, précise, notée, dans les villes et les quartiers. Et de fait, les premières campagnes font remonter que bien des misères existantes étaient inconnues.
Certes, grâce à ses outils, ses journaux, le Secours catholique propose des statistiques et des analyses. Mais Rodhain privilégie la valeur pédagogique de la constatation directe des misères proches. « Le Secours est une éducation. Le Secours est un apprentissage de la misère : mettre chacun en contact avec elle9 », qu'elle soit proche ou lointaine, « car quand on perd le contact de la misère, on perd aussi le contact de la charité10 ».
Par la pédagogie de l'enquête, il s'agit de faire entrer les militants dans le processus même de la découverte de la misère et de son analyse. Car plus loin que la misère brute, celui qui la voit est normalement conduit à aller plus avant dans l'analyse de ses causes et la perception de sa responsabilité éthique : « La découverte d'un cas bien étudié éveille une inquiétude chez le découvreur et le conduit, plus sûrement qu'une conférence de théologie morale, à saisir son devoir vis-à-vis de la société11 ». Avec les mots de Lévinas, c’est ici le visage de l’autre qui ne cesse d’appeler et convoquer le sujet éthique, en le provoquant à un déploiement de lui-même.
Révéler la charité
L'indignation éthique conduit à la révélation du potentiel éthique. Rodhain l'exprime ainsi : « Il faut parfois se cogner aux misères pour se dérouiller l’œil et se débloquer le cœur12 ». Ainsi l’indignation saisit la personne en son for intérieur. Elle provoque l’homme en le creusant, et ceci est déjà un premier travail de la vertu de charité. Ainsi la charité travaille dans cette déchirure intérieure en quoi consiste l’indignation éthique. Les fondations se posent en creux, en cet endroit de lui-même où l’homme comprend sa liaison profonde avec ses frères souffrants en leur commune humanité14. Pour Jean Rodhain, tout homme est un charitable en puissance. Il suffit de l'éveiller. Pour exprimer cette confiance anthropologique, il a forgé l'expression "chômeurs de la charité" :
Il y a des quantités de chômeurs de la charité, c'est-à-dire des gens qui sont capables de s'ouvrir à aider leur prochain, mais pour lesquels il faut un déclic. Comme le paralytique qui avait besoin d'être jeté dans la piscine15, comme le disciple qui avait besoin d'être attiré par le Seigneur, il y a besoin d'une occasion pour que ces gens sortent de leur paralysie et s'entr’ouvrent16.
Ils chôment de ce qu'ils sont. L'expression "chômeur de la charité" exprime le déficit éthique d'une identité anthropologique. Dans cette perspective, l'appel concret ne vise pas d'abord une transformation d'esprit, mais le déploiement dans l'action d'une identité existante, déjà là en puissance. L'appel éthique fonctionne donc comme un révélateur anthropologique. Cette confiance anthropologique, Rodhain la déploie en conjuguant des principes thomistes de base avec des observations de management. La « grâce prédisposante, [...] insérée par le Christ dans chaque âme » et la conception de l'homme comme « animal social » constituent les éléments de l'arrière-fond théologique et philosophique avec lequel le secrétaire général du Secours catholique relit « le besoin de se donner » qui émane des études managériales17. Partant, les actions proposées par le Secours catholique permettent à l'homme de déployer sa véritable nature et c'est cela qui captive Jean Rodhain : « ce qui nous intéresse, ce n'est pas la mécanisation [du don], mais l'épanouissement de l'homme : il a besoin de se donner18 ».
Réaliser contre la misère
Jean Rodhain souligne régulièrement l'importance des actes personnels de charité, de l'activité charitable ou caritative19 concrète. Il martèle toute sa vie une phrase emblématique : « je ne crois pas au militant bavard qui ne consacre pas au moins une heure par mois aux malades d'un hôpital20 ». Il souligne l'importance de « l'exercice pratique des œuvres de miséricorde, d'assistance et de secours21 ».
Outre le fait qu'ils sont nécessaires à la composition d'une action collective de secours, les actes charitables personnels ont un rendement éducatif. Ils « éduquent au réel », ils apprennent à « dominer les sens », ils enseignent l'humilité, ils favorisent la prière22. Ainsi l'action caritative est une pédagogie : « elle construit et propose des escaliers23 ». L'homme qui agit est entraîné par son action :
... il y a besoin d'une occasion pour que ces gens sortent de leur paralysie et s'entr'ouvrent. Cette initiation peut les mener assez loin. Si, à l'occasion de Noël, dans une paroisse, on fait une opération "distribution de colis" à des vieillards, celui qui fera un colis et qui, pour la première fois de sa vie, ira le porter à ce vieillard, découvrira peut-être la situation de celui-ci : il n'a pas d'eau sur son évier, il est obligé de faire une cinquantaine de mètres à l'extérieur pour trouver une carafe d'eau. Il se rendra compte que le problème n'est pas seulement un problème de colis, une fois, à Noël, mais qu'il faudrait que la municipalité s'intéresse au sort des vieillards. Il risque de s'ouvrir à une action politique au sein de la municipalité, de s'intéresser à l'ancien bureau de bienfaisance ou aux services sociaux actuels.
C'est tout un éveil capable de l'orienter vers des actions très diverses24.
Une formule de Jean Rodhain exprime également cette même visée anthropologique : « plutôt que de distribuer cent pommes, il vaut parfois mieux planter un pommier25 ». En effet, le pommier dont il est question, dans le texte d'où la phrase est extraite, ainsi que dans les premiers emplois de ce slogan, vise à décrire une vocation charitable, qui au long de son existence ne va cesser de vivre en charité.
Notons que la préoccupation pédagogique de Jean Rodhain, ici comprise comme une éducation humaine intégrale par l'action caritative, se propose comme une illustration pertinente de la finalité personnelle de tout acte moral. On aurait pu en effet s'attendre à ce que la finalité de l'acte caritatif se trouve plutôt dans le secours effectué. Tout en faisant preuve d'un rigorisme pratique concret d'une efficacité étonnante, Rodhain n'a cessé de rendre cette considération de l'objet toujours relative à la formation de sujets moraux : « Notre souci n’est pas l’outillage, qui est facile, mais l'éducation, qui est difficile. Notre travail n’est pas la technique du secours, qui s’apprend vite, mais la pédagogie de la charité, qui est aventure illimitée26 ».
Gageons qu'il ne s'agissait pas là d'une opposition, mais d'une condition d'efficacité plus grande sur les deux tableaux : plus le pommier sera grand, plus les pommes seront nombreuses. Ainsi l'action charitable contre la misère constitue un élément d'une pédagogie morale de formation d'hommes charitables, et réciproquement, celle-ci est la condition de l'action. L’action caritative conduit « du colis à l’institution27 », c’est dire que le cheminement de l’action forme le cheminement moral du sujet. C'est pourquoi l'abbé Rodhain a multiplié les propositions d'actions caritatives pour les enfants. En effet, l'enfant qui agit charitablement est conformé par sa propre action pour faire peut-être partie demain des hommes et des femmes qui gouverneront le monde pour "réaliser contre la misère". L'action caritative fonctionne comme un embrayeur anthropologique. « La pratique de la charité fait craquer la carapace de l'égoïsme. Elle assouplit l'être. Elle le rend apte à deviner l'amour de Dieu28 ». Mieux, elle fait ressembler au Christ, or tel est en définitive le but de l’apostolat. C’est dire que pour Jean Rodhain, l’action caritative fait partie intégrante de l’apostolat.
Réunir les charitables
L'ensemble des actes des individus se conjugue dans ce qui devient une action collective et génère une contagion, une fermentation. Cette visée, Jean Rodhain l'a immortalisée par la formule : « il ne s'agit pas tant de trouver cent mille francs, mais surtout d'éveiller cent mille cœurs29 ». L'objectif premier du Secours catholique tient donc dans la mise en mouvement d'un peuple. « Le Secours catholique donne finalement plus qu'il ne reçoit. Et aux mouvements, il donne mieux que des vivres : il donne des hommes30 ». Chaque campagne veut mettre un peuple en mouvement par rapport à une catégorie de population précise, de telle sorte que des attitudes permanentes soient prises vis-à-vis d'elle, tant personnellement que collectivement. Jean Rodhain s’est régulièrement réjouit du fait que des non-catholiques participaient et donnaient ainsi leur concours.
La figure du Secours catholique est donc comprise et mise en œuvre comme une pédagogie, que Jean Rodhain qualifie de « systématique, sans cesse répétée, en vue d'éveiller à la Charité31 ». Cette pédagogie des campagnes du Secours catholique, qui vise premièrement l'éveil humain, est directement héritée des campagnes de la JOC, destinées à « poursuivre l'éducation complète et intégrale des jeunes travailleurs32 », de sorte qu'ils deviennent apôtres et croissent dans la ressemblance à Jésus33 Christ.
Le Secours catholique a pour mission « d'allumer le feu de la charité34 », de « provoquer à travers la France une fermentation de charité35 », de « rendre au monde son âme, une âme de charité 36 ». Le militant du Secours catholique est directement pensé dans le prolongement du militant d'action catholique des années trente dans sa période "héroïque" : il porte « un projet de rechristianisation de la société37 » dans l'ordre pratique de la charité, en passant par la conversion non forcément religieuse des hommes. Écrivant à Noël Bayon en 1954, Jean Rodhain résumait : « l'aspect essentiel, c'est la pédagogie de la charité. C'est uniquement pour cela que j'ai fondé le Secours catholique38 ». En 1959, lors d'une conférence à Lourdes, le cardinal Richaud reconnaissait comme « génie de Mgr Rodhain » le fait d'avoir « toujours mené parallèlement l'effort d'éducation avec tout l'effort de distribution ou de coordination39 ».
Luc Dubrulle
1. Jean-Baptiste Eggens, « Jean Rodhain : manager de la charité », Le Management, mars 1971, p. 21-24
2. Jean Rodhain, « La maison vous parle », Messages du Secours Catholique, n° 8, mai 1949, p. 1.
3. Jean Rodhain, « Concile Vatican II, Xe commission, apotolat des laïcs, session du 1er au 10 mars 1963. Mise au point du projet de schéma destiné à être envoyé à tous les évêques ». 3 CO 1098. c 4. Jean Rodhain, « Les 4 R », Messages du Secours Catholique, n° 92, novembre 1959, p. 6.
5. Lc 16,19-31.
6. Jean Rodhain, « La maison vous parle », Messages du Secours Catholique, n° 8, mai 1949, p. 1.
7. Jean Rodhain dans : Roger Guichardan, Le père Guichardan interroge Mgr Rodhain : une charité inventive, Paris, Centurion, 1975, p. 103.
8. Jean Rodhain, « Nos frères les pauvres », Disque 33 tours "Nos frères les pauvres", verso de la pochette, 1964.
9. Jean Rodhain, « La maison vous parle », Messages du Secours Catholique, n° 8, mai 1949, p. 1.
10. Jean Rodhain, « Présence de la charité », p. 1-7, in Aa.Vv., Présence de la pensée chrétienne, La Colombe, 1949.
11. Jean Rodhain, « Cent millions de Lazares », Messages du Secours Catholique, n° 173, avril 1967, p. 1-2.
12. Jean Rodhain, « Ce qu'il advint au bon samaritain après sa fameuse histoire », Messages du Secours Catholique, n° 187, juillet-août 1968, p. 1.
13. Jean Rodhain, « Rome, capitale de la charité », Anno Santo 1950, Reflets du Monde, décembre 1949, n. p.
14. Sur l'importance de la considération du "creux", Isabelle Grellier reprend, dans une visée théologique, les propos du psychologue P. Fustier qui écrit : « Ce n'est pas en comblant, en répondant à la demande, que l'on vient en aide à la personne en souffrance, c'est en mettant en place au contraire un dispositif "en creux" […] qui ne répond pas au manque, mais qui le reçoit, de sorte que le sujet lui-même puisse avoir à le traiter ». Paul Fustier, « La réponse par le plein ou le manque à combler » et « Le deuil du plein », Sauvegarder l'enfance, n° 2, 1992, p. 171-187 et 152-169. Cité par Isabelle Grellier, « Secourir les pauvres, nourrir les affamés, vêtir ceux qui sont nus, relever les faibles », in Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Précis de théologie pratique, Montréal/Bruxelles, Novalis/Lumen Vitae, 2004, p. 753.
15. Jn 5, 1-9.
16. Jean Rodhain dans Roger Guichardan, op. cit., p. 110.
17. Jean Rodhain, « Pourquoi le Secours catholique ? », 2e édition, 4 février 1971. 3 CO 169.
18. Jean Rodhain, 100 questions posées au Secours Catholique, Paris, SOS, 1971, p. 32.
19. Le terme "caritatif" est employé par Jean Rodhain à partir de 1956, sans jamais supprimer celui de "charitable". Sur l'ensemble des textes publiés de Jean Rodhain, 165 textes contiennent "charitable", et 37 contiennent "caritatif" ou "caritative".
20. Jean Rodhain, « Le quatrième mage », Messages du Secours Catholique, n° 1, février 1947, p. 1.
21. Jean Rodhain, « Activité charitable et apostolat », Brochure de la journée nationale 1961, p. 8.
22. Ibid.
23. Ibid.
24. Jean Rodhain dans : Roger Guichardan, Le père Guichardan interroge Mgr Rodhain : une charité inventive, Paris, Centurion, 1975. p. 110.
25. Jean Rodhain, « Pendant que tournent les fusées », Messages du Secours Catholique, n° 101, septembre-octobre 1960, p. 1.
26. Jean Rodhain, « Entre mammouths et frelons (dialogue autour d'une quête) », La France catholique, 18 novembre 1966.
27. Ibid.
28. Jean Rodhain, « Lettre à propos du rapport sur les missions paroissiales », 16 août 1951, p. 10. 3 CO 435/1126 (ancienne classification).
29. « Secours catholique. Éveiller cent mille cœurs. Une interview de Mgr Rodhain par Jean-Pierre Veillet-Lavallée », La France catholique, 19 novembre 1971.
30. Jean Rodhain, « Diaphragmons l'objectif », Bulletin de liaison, n° 34, novembre 1949, p. 1-2.
31. Jean Rodhain, « Pourquoi le Secours catholique ? », 2e édition, 4 février 1971. 3 CO 169.
32. Jocisme français, 1927-1939, (rapport en vue du congrès mondial à Rome), section GII, p. 48. Ronéoté. CNAEF.
33. Sur l'éducation à la charité, voir : Gérard Gilleman, « L'éducateur, ouvrier de charité », Lumen Vitae, 9/4, octobre-décembre 1954, p. 634-646.
34. Jean Rodhain, « Pourquoi le Secours catholique ? », 2e édition, 4 février 1971. 3 CO 169.
35. « Le Secours catholique », documentation de présentation, 1948, p. 4. Centre d’information et de documentation du Secours catholique.
36. Jean Rodhain, note d'orientation n° 3, 1946. Centre d’information et de documentation du Secours catholique.
37. Yvon Tranvouez, « Le militant d'action catholique », dans : Bruno Duriez et al. (dir.), Les catholiques dans la République : 1905-2005, Paris, L'atelier, 2005, p. 233.
38. Jean Rodhain, « Memorandum pour Monsieur Noël Bayon », 17 novembre 1954. 3 CO 202 (ancienne classification).
39. Cardinal Richaud, Conférence à Lourdes, 1959, enregistrement dactylographié. 3 CO 310/1285 (ancienne classification). N 1